La musique, le piano et Marcel Proust Que signifiait donc le piano pour Marcel Proust ? Au moment où l’auteur fait son entrée dans le monde, en 1890, l’instrument a connu un siècle d’améliorations techniques et se retrouve au cœur de la production musicale de la Belle-Époque. Musique et piano sont essentiels à La recherche du temps perdu. La mère de Proust a exposé son fils à l’instrument dès son plus jeune âge et plus tard, il accordera au piano une place de choix dans son chef-d’œuvre. La musique et le piano sont, à l’époque, la marque de toute maison bourgeoise cultivée. Proust, à quinze ans, écrit à sa grand-mère : “les divines mélodies de Massenet et Gounod calmeront mes ennuis.” Trois décennies plus tard, il se plaint à sa confidente, Geneviève Halévy, veuve de Georges Bizet et épouse d’Émile Straus : “Quand je ne suis pas trop triste pour en écouter, ma consolation est dans la musique” (Corr. 1:97, 13:31)1. La Recherche en est baignée ; comme le Rhin de Wagner, elle y commence par une goutte, un ruisselet (qui rappelle l’accord en mi bémol du Maître) au moment où un obscur professeur de piano, Vinteuil, apparaît dans Du côté de chez Swann. Rapidement, il devient inséparable de ce dernier. La musique de Vinteuil va dominer la vie de Swann († I, 24). Et tel le Rhin, le thème musical submerge le triomphe posthume de Vinteuil (“son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain”) († III, 263). Le Narrateur, qui projette de devenir écrivain, le confesse : “cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus” († III, 876) et au fil des pages, le roman-fleuve de Proust charrie les noms d’une bonne centaine de compositeurs, interprètes et poètes lyriques. Le piano était l’héritage de l’écrivain du côté maternel. Les femmes cultivées de la famille de Jeanne Proust apprenaient la musique classique européenne par le biais de l’instrument. Comme sa mère, Adèle Weil, et sa grand-mère, Rose Berncastel, avant elle, Jeanne était une pianiste accomplie qui jouait du Mozart et du Beethoven pour sa famille et ses amis (WCC, 5). Amélie, la sœur de Rose, avait eu Chopin comme professeur et avait tenu un salon après son mariage avec Adolphe Crémieux. Parmi les premiers cadeaux que ce dernier avait faits à la jeune mariée, figuraient la collection complète des partitions de Mozart et un piano Erard, l’instrument préféré de Liszt. Meyerbeer, Chopin et Rossini fréquentaient le salon des Crémieux. La grand-mère de Proust, Adèle, venait elle aussi chez sa tante Amélie pour y participer. En épousant Adrien Proust, Jeanne avait apporté en dot l’art et la distinction. Evelyne Bloch-Dano évoque avec justesse l’union précoce de Jeanne à ce médecin très occupé : “Son piano et son journal intime sont ses confidents” (EB-D, 125). Le piano de Mme Proust était le symbole d’une bonne éducation. Il permettait d’organiser des spectacles et d’exposer sa famille à la musique ailleurs que dans les salles de concert et les salons. Le jeune Marcel savait lire une partition et jouer du piano. Au 19ème siècle et au début du 20ème, l’instrument était devenu le principal moyen d’expression musicale du foyer, que ce soit en solo, en ensemble de chambre ou en accompagnement de mélodies. Proust en donne une illustration dans Famille écoutant la musique ; une maisonnée y chante et, vraisemblablement, s’y accompagne au piano (“le murmure puissant des harmonies... la mêlée des accords”) (JS, 108-10). Ailleurs, Proust nous montre une séance de musique dans sa propre chambre : Jeanne “fredonne timidement [...] la mélodie divine” de l’Esther de Reynaldo Hahn, tandis que le compositeur lui-même l’accompagne (CS-B † 127-28). Proust retravaille la scène dans Du côté de chez Swann. Un petit détail, rapporté par le Dr Percepied, nous dit que Vinteuil joue de la musique chez lui, en compagnie de la scandaleuse amie de sa fille († I, 145-146). Ce commérage apparemment sans importance, à propos d’une session musicale à Montjouvain, aura les plus profondes conséquences sur la vocation artistique du Narrateur. Proust ne fait que semer cette graine qui se développera sans bruit, jusqu’à ce que l’on en recueille le fruit bien plus tard. Dans La Prisonnière, en effet, on apprend que l’amie de Mlle Vinteuil a passé des années à reconstituer le septuor du musicien à partir des “illisibles carnets” et “de papiers plus illisibles que des papyrus ponctués d’écriture cunéiforme” († III, 766-67). Les éditeurs de musique vendaient des partitions originales pour solos, duos de piano ou quatre-mains, tandis que d’autres retranscrivaient pour l’instrument des musiques d’orchestre ou de chambre. Schubert, Brahms, Grieg, Dvořák, Debussy, Fauré, Stravinsky, et tout particulièrement Liszt satisfaisaient la demande. Des morceaux connaissaient une large diffusion alors qu’on ne les entendait guère dans la capitale et peu, sinon jamais, en province. Charles Rosen, pianiste et musicologue, a noté que la prolifération de partitions “rendait la musique accessible à bien des personnes qui auraient eu de la peine à avoir autrement un contact avec elle, et témoignait surtout de l’extraordinaire variété des interprétations possibles et de l’art d’écrire une partition pour différentes tonalités” (CR, 19). Certaines pièces de ce programme revisitent la musique d’orchestre transcrite pour piano (Carmen ou Souvenirs de Bayreuth). D’autres ont été écrites d’abord pour le piano puis orchestrées plus tard. Le Narrateur de Proust a parlé du pouvoir de métamorphose qu’ont la transcription et l’orchestration († I, 137 ; IV, 523). Le piano est le premier instrument de musique mentionné par La Recherche, lorsque Vinteuil, professeur de Flora et Céline, les grands-tantes de province du Narrateur, entre en scène dans Combray († I, 111). Mais avant même l’apparition de ce personnage, les deux sœurs prient Swann de pousser le piano de la maison et de tourner les pages de la partition pendant que l’une des deux va chanter († I, 18). Cette session de musique en province illustre l’ubiquité qui était alors celle de l’instrument, avant que le pianola et le gramophone ne le détrônent. Le Narrateur, au moment où il se cache sur le “monticule buissonneux ” devant la fenêtre du salon, se concentre sur Vinteuil, debout près du piano. Dans un geste ambigu, le timide musicien place ses compositions sur le pupitre et se hâte de les en retirer lorsque les parents du Narrateur entrent dans la pièce († I, 111-12). Proust est le plus pénétrant lorsqu’il nous confronte à des éléments apparemment disparates et cependant reliés “par des voies souterraines” († IV, 488). Le piano dans La Recherche témoigne par deux fois de ce concept. Le passage où le Narrateur sous-entend qu’il existe une relation entre maman et l’instrument, est comme une errance dans un jardin d’où bifurqueraient des allées sinueuses. “En effet en nous, de chaque idée comme d’un carrefour dans une forêt”, écrit Proust, “partent tant de routes différentes, qu’au moment où je m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir” († IV, 123). Un cheminement comparable unit maman, que nous avons vue plus tôt habillée aux couleurs de la Vierge Marie, (“sa robe de jardin en mousseline bleue” - † I, 13), à la Vierge elle-même à qui l’on offrait, “au mois de Marie”, des aubépines sur l’autel de Saint-Hilaire († I, 110-11). Le goût pour la synesthésie qu’a Proust va l’amener à fusionner ces aubépines de l’autel avec une musique de piano transcrite pour orchestre, au moment où il sera question de la haie d’aubépines épanouies, à Tansonville († I, 137). 3 1 : Pour les abréviations, voir l’index des sources.Le piano est riche de nombreuses associations. Mais aucune n’est plus riche, plus subtile - plus “souterraine” - que la bizarre comparaison faite par la grand-mère Bathilde, lorsqu’elle rapproche l’allure distinguée de son cher clocher de Saint-Hilaire de celle d’un pianiste, dont le jeu ne serait jamais nu, froid ou indifférent. “Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec” († I, 63). Elle sait bien qu’il est extravagant de personnifier ainsi un monument. Toutefois, la métaphore synesthésique rend compte de son admiration pour la « musique » de l’appareillage délicatement nuancé. Le Narrateur s’attarde sur les teintes de la pierre (“noircie”, “si rose”, “du ton rougeâtre”) († I, 62). Il anticipe sa réaction ultérieure au septuor de Vinteuil : “Chaque timbre se soulignait d’une couleur que toutes les règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne pourraient pas imiter” († III, 758). Bathilde montre la même sensibilité exacerbée que son petit-fils face à une beauté hors norme. La façon dont la grand-mère met sur le même plan l’architecture et l’interprétation pianistique rappelle la manière dont Proust rapproche la tâche de l’auteur de celle d’un instrumentiste : “Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaud 2, il y a un infiniment petit, qui est un monde !” (Corr. 8:276-77)